En ce 26 avril 1935, une centaine de privilégiés assistait, incrédule, à la première émission française de télévision. Diffusées en noir et blanc sur d’encombrants postes parés d’acajou, des images, commentées en voix off, illustraient enfin le fil de l’actualité acheminée dans l’intimité des foyers. Parlaient-elles alors des 10 000 personnes qui avaient quitté la Sarre, réunifiée à l’Allemagne d’Hitler ou bien encore de la « Luftwaffe», la nouvelle aviation de guerre nazie, créée en violation du traité de Versailles de 1918 ? Voire encore de la souveraineté déclarée de ce pays en matière de défense et de la future Wehrmacht (force de défense), en marche pour accomplir le funeste dessein de son führer. Paris occupé, notre télévision nationale passa sous le joug de l’envahisseur jusqu’en 44, puis resta sous tutelle américaine pendant une année avant de recouvrer sa liberté d’émettre et de s’organiser pour présenter le tout premier journal télévisé, dirigé par Pierre Sabbagh, diffusé le 29 juin 1949. Larriaga, Tchernia, De Caunes, Dumayet, Darget, Glaser et autres Sallebert, maillèrent les premières grilles de leurs voix emblématiques propagées sur les 3 000 écrans recensés de l’époque. La télévision avait pris son envol pour l’aventure que l’on connaît, que certains pressentaient déjà comme un phénomène propre à « étouffer par avance toute révolte ». Une considération prémonitoire évoquée dès 1956 par un philosophe allemand, Günther Anders, en corrélation exemplaire avec notre présent et l’abondance de chaînes soumises aux oukases de groupes économiques où idéologiques actifs et ténébreux. « Il suffit de créer un conditionnement collectif en réduisant de manière drastique le niveau et la qualité de l’éducation (…), plus sa pensée est bornée à des préoccupations matérielles, médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste… que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif (…), on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité, de la consommation deviennent le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté ». C’était en 1956 et la télévision actuelle trempe dans cette outrance annoncée dont on mesure les atteintes particulières dans ses versions d’actualités en continu.
En guerre contre le Malin
Ces médias sont devenus les maîtres du temps, de l’instant, délivrant à flots continus un déluge d’informations imposées et indigestes. Une matière pétrie de subjectivité faisant la part belle au sensationnel, au détriment de tous autres sujets relégués dans les tiroirs de l’indifférence et de l’oubli. De ces substances éducatives parcimonieusement réservées au service public et plus généreusement à la presse écrite, aux journalistes et lecteurs appliqués à leurs tâches dans des moments suspendus. Mais, si notre télévision a transgressé l’objet premier de son ambition, elle demeure néanmoins source de réflexion pour qui sait encore choisir, récolter le grain sassé, sauvegardé pour exciter la curiosité, l’envie de savoir, paisiblement, lentement. En ce sens, préserver du temps pour l’analyse, le discernement, à contrario, des tendances, de l’offre et de la concurrence destructive des réseaux sociaux. Depuis 20 ans, en effet, rien ne semble devoir freiner l’omnipotence de ces interactions planétaires pensées d’abord pour développer les affaires, la connaissance et le lien social. Mais, à l’instar de notre télévision, la violation incoercible de ces louables intentions produit des dommages incommensurables sur des milliards d’utilisateurs connectés et offerts des heures durant aux prédateurs les plus cruels. Le règne de la malversation, du chantage, de l’usurpation, du piratage, de la désinformation, du harcèlement gouverne la planète dans une relation nauséabonde qui flatte les plus bas instincts. Comme des armes de destruction massive, les réseaux sociaux anéantissent sournoisement des populations vulnérables, exposées aux manipulations sordides de ceux qui alimentent la haine, l’intolérance, cimentent des clivages amplifiés par la désinformation. S’exhiber, c’est exister, mais s’afficher c’est désormais prêter le flanc à la vindicte, s’exposer au danger d’une violence banale convertie dans des actes barbares affectant des publics toujours plus jeunes. Les faits divers s’imposent comme le fil rouge des scoops propagés par les trompettes de la notoriété, largement promus par les exigences d’audimat. Pour lutter contre la violence en ligne, une loi a fixé la majorité numérique à 15 ans. C’est bien, mais parfaitement inopérant dans la nébuleuse incontrôlable d’Internet. Les réseaux sociaux sont dans le collimateur des législateurs et modèrent avec bienveillance les contenus qui gonflent leur richesse. Le Chinois Tik Tok tutoie nos jeunes, mobilise nos hommes politiques auxquels il appartiendrait pourtant d’entrer… en guerre contre le Malin.
Georges Chabrier
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