« Beauté de la littérature. Je perds une vache. J’écris sa mort et ça me rapporte de quoi acheter une autre vache. »* En l’occurrence, l’exercice paraît simple. En regard, bien entendu, de l’osmose ressentie entre l’auteur et son public touché par la rencontre, espérée ou ouvertement fortuite. En fait, le rapprochement est bref pour les ermites de l’écriture adressée à l’endroit de chapelles, vers des fidèles aux affections pérennes. Il est aussi succinct pour les auréolés de l’édition, dont les sorties sont claironnées, abondamment promues par les réseaux hégémoniques de la distribution. Quant aux autres, ils patientent, espèrent, implorent les cieux pour être reconnus, élevés dans les vitrines fourmillantes et plurielles de librairies indépendantes et passionnées. Leur rayonnement est circonscrit aux quartiers, aux pléiades d’usagers de proximité du lieu de survivance de l’éducation littéraire. Car la littérature ne s’apprend pas, à l’école ou ailleurs, elle vous tombe dessus, presque brusquement, le jour où quelqu’un pousse la porte de votre curiosité, de votre intimité, par des mots que vous avez envie d’entendre, de colorier, de vous approprier. Ou bien jeune, quand éloigné de l’univers de la prose ou de la poésie, un rare professeur à la passion exquise vous offre Rabelais pour dissiper le trouble de votre abstinence. “Il n’y a qu’une antistrophe entre femme folle à la messe et femme molle à la fesse” disait l’extravagant Gargantua dans l’apparence trompeuse de sa vile familiarité. Après 11 mois de gestation, le fils de Gargamelle et de Grandgousier sortit par l’oreille de sa mère pour croquer le monde et s’éduquer avant d’édifier l’abbaye de Thélème, en royaume d’Utopie, près de Chinon. « Fais ce que voudras » était la devise de ce havre de paix, d’érudition et de vertu, de toutes les valeurs humanistes des hommes sincères et éduqués. Merci Monsieur le professeur d’avoir pris élan et enjambé les désordres grossiers de la fiction rabelaisienne pour tisser un fil vers la littérature.
Interviewer Dieu
Ce haut fait est remarquable tant l’acte de lecture est empreint de perplexité, d’hésitation, de réticence, de mystères à décoder derrière chaque couverture. Donner l’envie, instiller le courage de s’en approcher est un mandat exigeant qui échappe aux exigences et priorités d’aujourd’hui. Aux contraintes commerciales, aux talents, peut-être, enfouis depuis le règne enivrant de celui qui, pendant 28 années, avait entretenu la flamme de la culture cathodique dans les foyers français. A sa manière, parfois débonnaire, subtile et pertinente, dans ses choix d’invités, rares, prestigieux, incompatibles, écorchés, solaires, de tous acabits, au bout du compte les visages et les cœurs de notre pays, du monde entier. On fumait, on buvait, on s’invectivait sous la férule bienfaisante et respectée de l’emblématique « gratteur de têtes ». Impensable aujourd’hui dans la lisse entreprise de blanchiment de la parole et des mœurs dont les résultats sont, dans la profondeur, parfaitement inconsistants et vains. Bernard Pivot s’en est allé et avec lui l’art de transmettre la culture, le savoir, d’instaurer l’analyse, le débat et les doutes. Il goûtait les plaisirs et les gens, mais doutait de l’existence de Dieu. « J’aimerais l’interviewer au paradis » avait-il badiné avec l’autodérision d’un ultime défi. « Apostrophes », « Bouillon de culture », vont alimenter nos nostalgies, comme certainement, pour d’autres, les « Chiffres et les lettres » dont l’annonce de fin est intervenue la veille de la disparition de « Monsieur lire ». Aussi tristes que nous puissions être, nous mesurons le bonheur de les avoir vécus.
Georges Chabrier
*Jules Renard
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