Fin mai 2022 la Caisse de dépôt qui pilote le compte personnel de formation (CPF), a annoncé qu’au moins 100 000 demandes de bilans de compétence pourraient être financés d’ici la fin de l’année 2022, soit une progression de 154 % des demandes enregistrées en un an sur le site “Ma Formation”. 85 000 demandes de bilans, avaient déjà été validées l’année 2021 par la même caisse de dépôt.
Bien sûr, on va chercher une explication de la croissance des demandes du côté de la crise sanitaire. Pourtant, plus profondément, c’est du côté d’une mauvaise compréhension du rapport au travail et des malaises que cette mécompréhension créée, qu’il faut regarder. Les confinements ont renforcé une problématique déjà existante avant eux : le mauvais regard que l’on nous apprend à porter sur le travail…qui devient celui sur notre travail ! C’est donc une mauvaise compréhension de ce que la sphère professionnelle peut apporter, qu’il faut présentement chercher à débusquer.
Le confinement : vraie et fausse excuse.
Les confinements causés par l’épidémie nous ont éloignés un peu plus de nos engagements professionnels et de ce qu’ils nous apportent par eux-mêmes. A l’inverse, les confinements ont renforcé une certaine exigence à l’égard du travail. Exigence selon laquelle, à l’instar de notre vie “chez nous”, le travail devrait nous apporter confort et bienêtre. Dans cette attente, nous pouvons même entendre que si notre travail actuel ne remplit pas ce rôle, notre exigence qu’il soit “source de bienêtre”, le bilan de compétence devrait être là, lui, pour nous amener vers une autre sphère professionnelle, qui elle satisferait notre attente. C’est ce que nous formulons sans trop savoir l’expliquer, quand nous lançons cette expression commune : “je ne suis pas à ma place”. Nous attendons que le bilan nous trouve l’exercice professionnel qui nous fera ressentir que nous serions, quelque part, ailleurs, à notre place !
C’est une grande difficulté qui persiste en nous, que de méconnaitre ce que le travail nous apporte pourtant de fondamental, même si il n’est pas associé au “bienêtre”. Cette difficulté s’enracine dans une précédente. Celle qui revient à confondre, ce qui nous est nécessaire à notre estime de nous-mêmes (que nous développons grâce à notre travail sans en avoir une conscience véritable), avec la conviction que notre estime de nous a besoin d’un sentiment immédiat de bienêtre (le bonheur au travail !). L’expression “je ne suis pas à ma place” trop souvent employée est censée vouloir dire “je ne m’y sens pas bien”. Réclamer de se sentir bien au travail parait normal, comme si le contrat professionnel passé, l’engagement aux compétences et aux missions professionnelles, devaient impérativement produire chez le salarié ou l’indépendant, un bienêtre immédiat qui lui-même donnerait sens au mot “épanouissement”. “Pourquoi aller travailler si on ne s’y sent pas bien ?”, peut-on d’ailleurs entendre.
Cependant, curieusement, quand nous questionnons un interlocuteur sur le contenu concret de ce à quoi doit ressembler “sa place”, ailleurs, où il estime pouvoir “se sentir bien” et que signifierait se sentir bien dans les contraintes, les limites, les obligations et les frustrations inévitables…. il lui est très difficile de répondre pour ne pas dire impossible. Ce constat est révélateur.
Une vraie souffrance au travail sans que le travail en soit responsable.
On ne sait pas quel contenu donné à notre exigence de bienêtre au travail et en même temps, c’est un fait, depuis des années les professionnels de santé (kinésithérapeutes, ostéopathes, psychanalystes, diététiciennes, etc.) voient arriver dans leurs cabinets, des actifs en souffrance à leurs postes. Salariés, indépendants, chefs d’entreprise, associent leurs symptômes ou leurs malaises chroniques à une situation professionnelle vécue comme insupportable. La liste est longue : du conflit indigérable, à la déception, de la peur de ne plus être à la hauteur, à la certitude d’être humilié, en passant par l’insécurité envahissante d’un service devenu désorganisé, jusqu’aux efforts professionnels déclinés comme l’indice du sentiment d’être exploité. Pour cette raison l’expression “Burn Out”, bien mal comprise et mal utilisée, est souvent brandie. On l’invoque comme désignant la pression au travail, l’exploitation au travail, autrement dit la preuve de l’intoxication du corps et du mental par une certaine inhumanité du travail. Certes, si nous vivons mal notre travail, trop longtemps, nous serons intimement fragilisés, voire en détresse psychique et physique. C’est vrai ! Cependant, il ne faut pas se tromper dans ce que nous identifions comme “causes professionnelles de nos souffrances”. Notre sphère professionnelle est bien plus nécessaire à notre développement en tant que personne, que nous n’en avons conscience et si elle est nécessaire au-delà du revenu professionnel (le revenu étant conditon de notre liberté sociale et de notre accès à la santé) , elle est une nécessité également bien au-delà du bienêtre émotionnel.
Si nous sommes mal au travail, ce n’est pas parce que le travail, vu comme ensemble de contraintes, d’obligations, de limites et frustrations, est comme tel obligatoirement malmenant. Sa portée est bien au-delà.
Le travail en général n’est pas le travail singulier que nous quittons et le bienêtre n’est pas l’estime de soi.
Être malmené c’est être en présence de ce qui nous éprouve, ce qui n’est pas facile à vivre, voire dur à supporter. Et ce sont tous les enjeux des rapports aux autres qui nous amènent à cette situation (la pression et le manque de reconnaissance imputables à une hiérarchie, les collègues qui refusent de nous intégrer ou de nous apprécier, les rapports de forces causés par les partenaires extérieurs et les clients). Ce ne sont donc pas nos tâches convoquées sur notre contrat de travail qui nous font souffrir, mais les différents rapports aux autres, rapports aux autres qui ne sont pas causés par les exigences des missions professionnelles.
Lorsque nous rendons responsable le travail de la souffrance “au travail”, nous masquons ce gouffre de risques que sont les relations aux autres. Nous le masquons par une croyance ancienne du travail, celle du travail comme sphère d’épuisement physique. Certes il existe toujours des professions qui maltraitent le corps, mais ce n’est pas de cela dont nous parlons quand nous abordons le travail comme souffrance psychique menaçante. Quand, nous parlons de souffrance psychique, nous regardons le travail en général comme ennemi de l’homme. Or le travail est peut-être le seul horizon qui nous oblige à cultiver des compétences que nous n’avons pas sans lui (que nous n’avons pas chez nous !), à exercer celles que nous avons, à chercher comment nous adapter en permanence à ce qui nous résiste, à nous rendre compte que notre lecture des situations pénibles nous incombe et que seule une lecture sans défaitisme nous permet de les supporter. Autrement dit, seul l’horizon professionnel, en nous obligeant par contrat, nous permet de nous découvrir capables de comprendre, capable de faire et capable de choisir ce que nous allons penser pour gérer les épreuves. Tandis que le bienêtre, inspiré du modèle d’un confort du corps, inspiré du sentiment immédiat de nos corps reposés ou relaxés, inspiré d’un modèle de confort de nos vies privées ; lui nous priverait de cela.
Devons-nous encore nous demander quel est le nom de ce que nous fait découvrir le travail ? “L’estime de soi”, bien au-delà du bienêtre, car les deux ne se confondent pas du tout !
Estime de soi et bienêtre.
La conviction que le travail est une servitude générale est fondée sur le fait qu’il empêche le développement psychique de “l’actif”. Le professionnel qui par essence s’engage à être “capable de”, par ses actes, qui sont obligatoirement, contractuellement, attendus de lui, briserait progressivement sa santé psychique, puis physique, rendant impossible son bienêtre, appelé épanouissement. La preuve en serait l’impossible estime de soi au travail, puisque le professionnel malmené par son travail souffrirait de “manque de confiance en soi”. Ce raisonnement semble parfaitement logique, mais en fait il entremêle une succession d’erreurs d’interprétation et d’antagonismes.
Ne plus ressentir comme telles les contraintes, c’est d’une part, le désir d’aller au travail sans ressentir tout ce qui fait office d’obligations (l’obligation d’y aller, l’obligation des heures, le cadre qui nous préexiste dans lequel il faut rentrer) et d’autre part, le désir d’aller au travail sans ressentir l’absence de liberté à faire ce que nous y faisons. Ce sera vivre les missions exigées dans notre contrat de travail, comme si à chaque instant, immédiatement, nous les accomplissions de notre propre envie (plutôt que par volonté réfléchie) .
Une fois posé ce tableau négatif du travail comme servitude éternelle, éternel obstacle au développement de soi, nous nous arrêtons trop souvent là ! Nous avons même l’impression en nous arrêtant à cette vision négative du travail, que nous avons découvert un sens profond à la recherche du bienêtre, à savoir ce qui fait du bien à notre santé. Le travail serait ainsi l’aliénation qui est le contrexemple de la santé. Aliénation du corps, aliénation du psychisme : le travail ferait mal à la santé !
Si effectivement nous nous arrêtons à ce tableau négatif du travail comme éternelle servitude qui fait obstacle à la santé humaine et donc au développement de soi comme personne, nous allons demander au bilan de compétence un travail précis, un poste, que nous pourrions vivre autrement que comme un travail. Nous allons demander au bilan de compétence de nous donner une légitimité à partir du poste que nous avons, alors que nous n’en avons pas cherché un autre. Majoritairement quand on demande un bilan de compétence, c’est parce que nous n’avons pas d’idée sur “l’autre travail” qui devrait amener bienêtre. Nous n’en avons pas cherché d’autres, car nous ne sommes pas à l’écoute des compétences que nous pourrions exercer et que nous n’exerçons pas. Nous sommes à l’écoute essentiellement de ce que nous vivons mal, en désignant la sphère du travail en général, alors qu’il s’agit en fait de ce que nous vivons mal dans la relation aux autres, à l’endroit d’un poste précis dans un environnement précis.
Pourquoi au moment où nous sommes mal sur un poste précis, si c’est effectivement parce que nous n’exerçons pas les compétences qui nous conviennent (les bonnes) ne sommes-nous pas à l’écoute d’autres compétences, dont, selon cette belle logique, nous serions frustrés de ne pas exercer et qui à l’endroit de cette frustration, pourraient nous parler de l’espoir d’un autre poste ? Nous ne sommes pas à l’écoute des compétences en nous que nous n’utilisons pas et que nous aimerions utiliser, pourtant seul fil conducteur pour la recherche d’un autre poste, car nous sommes polarisés par ce que nous vivons mal ailleurs que dans nos compétences. Nous sommes concentrées sur les contraintes au travail, facilement désignables, alors qu’un zoom sur ces contraintes nous dévoile que nous vivons mal avec les autres.
Si là est la cause, il ne nous reste qu’a demander une baguette magique au bilan de compétence : trouvez-nous un travail que nous ne vivrions pas comme un travail. Et c’est ce que nous faisons !
Se sentir bien au travail, pourquoi pas, mais l’erreur est d’attendre que cela aille de soi, comme le bienêtre et la santé vont de soi avec une hygiène de vie et un environnement sain.
En réalité, nous nous sentirons bien au travail si nos compétences exercées nos permettent d’être satisfait de nous à nos yeux et face aux autres. Rien à voir avec une sphère professionnelle responsable de l’aliénation, c’est au contraire ce que nous ne parvenons pas à être à nos yeux et devant les autres, qui nous aliène. Le travail est le lieu par excellence de l’“être capable de” et rien de négatif à cela. Si l’on est mal au travail ce n’est pas dû à une dimension contraignante, voire asservissante, ou perverse du travail, mais c’est de ne pas se reconnaitre capable à ses propres yeux et de ne pas l’être aux yeux des autres. Et ce, quels que soient le niveau et le contenu d’un poste. La solution ne peut donc pas être dans la découverte de compétences nouvelles ou insoupçonnées, dont le nouvel exercice nourrirait le corps en bienêtre et guiderait l’individu, presque malgré lui, vers un nouvel environnement professionnel “bon”.
Si nous demandons cela au bilan de compétence, nous ratons ce qui se passe juste derrière la devanture du bilan négatif du travail que nous exerçons. A savoir les points sur lesquels la sphère professionnelle nous équilibre dans notre vie.
Le rapport au travail est en mesure de nous équilibrer sur cinq points dont notre vie psychique a absolument besoin : améliorer notre satisfaction de nous-mêmes face à une figure supérieure (rôle que joue la hiérarchie), trouver le moyen de vivre une relation aux autres régulière sans implication privée, assoir notre image de nous devant les autres, découvrir une image de soi à travers des compétences et enfin mieux comprendre notre demande que l’on compte avec nous, notre demande d’une place participative, que nous exprimons souvent maladroitement en disant que nous avons besoin d’être “utile”. Ces cinq points ne relèvent pas d’un idéal ou d’une théorie, ils sont connus depuis longtemps comme points d’ancrage de notre santé mentale, aussi bien consciente qu’inconsciente. Par conséquent, il est nécessaire de comprendre rapidement que la sphère professionnelle loin d’être contre nature, est le principal cadre d’exercice pour trouver ces habiletés en nous.
Si nous avons une image erronée du travail, nous allons inévitablement créer des obstacles qui nous empêcheront de vivre ce que nous venons d’évoquer ! Alors, réfléchissons-y bien : n’est-ce de cette erreur de regard, aux diverses conséquences douloureuses, dont nous souffrons ? L’emballement pour les bilans de compétences ne traduit-il pas cette erreur de regard ? N’est-ce pas notre méconnaissance de ce à quoi doit nous servir notre vie professionnelle qui nous fait souffrir ? N’est-ce pas notre méconnaissance de ce que peut nous apporter notre vie professionnelle qui nous fait fuir un poste, dans l’errance, sans but, hormis le repos du bienêtre ?
Conclusion
Avant de se lancer dans la certitude que le travail amène de lui-même des situations professionnelles insupportables, il faut interroger nos croyances autour de ce mot “travail” : “Quelle image avons-nous du travail en général ?”, “Avons-nous la bonne ?” et “Que savons-nous de ce que nous avons, personnellement, besoin de vivre dans notre travail ?” Quelle image avons-nous des enjeux professionnels en général ? Quel enjeu demandons-nous à notre horizon professionnel pour nous ? Nous sommes-nous, à un moment donné de notre vie, suffisamment interroger sur ces sujets, alors même que nous devons accompagner nos adolescents dans leurs orientations professionnelles ?
Yolande Mille – https://www.yolande-mille-psy.com/
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Commentaires 2
Bonsoir. Merci pour vos explications, récit. L inceste un sujet tabou en France oublié des médias. Les enfants expriment souvent leur maltraitance.
Des enfants turbulents instables pénibles nous signalent des fois leur mal-être.
À nous d’ouvrir les yeux et d ecouter nos jeunes.
Bonjour. Concernant le monde du travail. Il y a surtout plus de patience des clients,plus de merci de votre travail, plus d intérêt aux valeurs humaines des personnes. Du coups on pert le sens du pourquoi je travaille etc etc..
Le nombre de jeunes qui décroche au bout de 8 ou 10 ans de travail est impressionnant
Bon week-end