Ils, elles sont passé(e)s par Saumur. Chronique de Gino Blandin : Jean de la Brète, « la femme de lettres oubliée »

Cette rubrique bimensuelle, orchestrée par Gino Blandin, auteur saumurois et ancien président de la Société des Lettres de Saumur, se propose de brosser le portrait des personnalités qui, au fil du temps, sont venues à Saumur au cours de leur existence. Aujourd’hui, Jean de la Brète, « la femme de lettres oubliée ».
Alice Cherbonnel avant de devenir Jean de la Brète (photo domaine public)

Première surprise : Jean de la Brète est une femme ! Au XIXe siècle, le combat pour l’égalité hommes-femmes est déjà engagé et, à l’instar de sa célèbre prédécesseure George Sand, Alice Constance Cherbonnel adopte ce prénom masculin. Elle naît le 13 décembre 1858 à 10 heures du matin, rue du Portail-Louis à Saumur, dans l’appartement de sa grand-mère. Deux heures plus tard, son père la déclare à la mairie. Le même jour, Alice est ondoyée dans l’église Notre-Dame de Nantilly ; ni parrain, ni marraine, il n’y aura pas de cérémonies complémentaires de baptême, pratique assez courante au XIXe siècle. Alice est issue d’une famille de notables engagés dans la vie sociale, religieuse et politique de la région. Son arrière-grand-père, qui s’appelait Jean-Louis Joly, avait acquis le prieuré grandmontain de Breuil-Bellay à Cizay-la-Madeleine, vendu comme bien national, au lendemain de la Révolution. Il avait arrangé les bâtiments au goût de l’époque dans le style italien. « Cette maison appartient à ma famille depuis 140 ans » écrira-t-elle en 1937. Le père d’Alice est directeur du télégraphe à Angers. A sa naissance, ses parents n’habitent plus la région mais Agen où monsieur Cherbonnel est inspecteur de la huitième division de la ligne de Bayonne.

Alice commence à écrire en 1889. C’est l’époque de l’âge d’or du roman. Avec l’éclosion de la presse et après tous les grands auteurs qui ont marqué leur époque : Victor Hugo, Balzac, Georges Sand, Zola et autres, les français, les françaises surtout, prennent goût à la lecture. Le roman s’épanouit, ces œuvres d’imagination mettant en scène les aventures et les passions des personnages captivent les lecteurs. On voit alors apparaître les « femmes de lettres ». Le roman sentimental qui développe le thème de l’amour, de la passion, de la jalousie connaît un formidable succès. L’Eglise va bien sûr, rapidement essayer d’y mettre bon ordre en classant les ouvrages. « Le roman honnête est une œuvre d’imagination, à mettre dans toutes les mains, salutaire dérivatif aux évènements de la vie, respectant le bon sens, la grammaire mais surtout la vertu, la famille et la Patrie. Il peut être lu par des jeunes gens et jeunes filles sagement formés ». En 1890, le premier livre de Jean de la Brète Mon oncle et mon curé connaît un succès de librairie d’ampleur exceptionnelle. Il décroche le prix Montyon, décerné par l’Académie française. Il sera réédité plus de 70 fois et fera l’objet d’une adaptation cinématographique en 1938.

Dorénavant, Alice est lancée, les romans, édités chez Plon, se succèdent. Ils paraissent en feuilletons dans plusieurs revues comme Le petit écho de la Mode. A cette époque, la mère de famille découpe le texte quotidien et ensuite le roule et l’attache avec du fil de cuisine, elle constitue un début de petite bibliothèque : la culture n’est plus réservée à l’élite !

Les héroïnes des romans de Jean de la Brète sont toutes issues de l’aristocratie ou de la bourgeoisie, certaines dans son proche entourage, gardant ainsi une certaine distance envers les classes inférieures. L’amour et le développement de la passion, thèmes essentiels de la littérature romanesque, sont très édulcorés chez Jean de la Brète. Pas d’embrasements fous ni de scènes érotiques ; on est loin du « pornographe Zola » dénoncé par le Petit Echo de la Mode.

Bien que petite fille d’un républicain convaincu, on ne s’étonnera pas qu’elle soit très anti-républicaine. Pour elle, la République est responsable de toutes les misères des paysans. Cela ne l’empêche pas de devenir chevalier de la Légion d’honneur le 22 février 1938. Si certains de ses récits se déroulent à Paris, en Normandie, en Pologne, en Italie ou en Sibérie, Jean de la Brète demeure très attachée à sa région natale, le Saumurois ; elle décrit avec beaucoup d’aisance les petites villes,  les bourgs, les bois et la Loire. Ses intrigues se nouent à Argenton-Château, Distré, Beaufort-en-Vallée, Cizay-la-Madeleine. Connaissant bien la région, elle rédige la plupart de ses romans au Breuil-Bellay.

Elle vit seule, sans mari, on ne lui connait que peu de relations hormis sa dame de compagnie, Irma. Elle possède une automobile pour faire le trajet entre Paris et Breuil-Bellay. Un certain détachement du monde extérieur, un sens inné de la supériorité des classes dominantes, une condescendance vis à vis des petites gens, une grande piété constituent une personnalité conforme à sa situation de bourgeoise, consciente de sa qualité de femme de devoirs.

En 49 années d’écriture, elle produit 32 romans et quelques nouvelles. Jean de la Brète décède le 23 août 1945 au Breuil-Bellay. Elle est enterrée dans le cimetière de Cizay-la-Madeleine. Aujourd’hui, trois rues portent son nom, une à Saumur, une à Cizay-la-Madeleine et à troisième à Saint-Sylvain d’Anjou.

Bibliographie : FAUCOU Anne, Jean de la Brète, entre fleur bleue et féminisme, une femme de lettres oubliée, in Bulletin de la Société des Lettres, Sciences et Arts du Saumurois, n° 169, Saumur, 2020

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