Après deux siècles d’industrialisation de notre monde, nous avons toujours trouvé le moyen d’améliorer, d’optimiser, d’organiser la production pour que celle-ci tente – vainement – de combler le vice de possession qui nous anime parfois malgré nous. Si le classicisme, le réalisme ou le cubisme sont des mouvements artistiques, le domaine économique a aussi connu ces grands chamboulements de pensée : taylorisme, fordisme ou toyotisme pour ne citer que les plus célèbres. Chacun étant venu apporter sa pierre à l’édifice du précédent pour mieux coller à l’air de son époque. Valorisation du travail par la récompense, organisation scientifique du labeur, mécanisation, standardisation des pièces et des opérations, zéro-stock, écoblanchiment, etc. Tout a été fait pour flatter d’une part l’ouvrier et d’autre part le consommateur avec un mot d’ordre : créer du besoin et le rendre accessible au plus grand nombre. Le modèle industriel reflète assez fidèlement l’état de santé des sociétés capitalistes. Et à l’heure où chacun souhaite être libre, d’être son propre patron, loin des carcans classiques du monde du travail, a émergé une nouvelle forme de sacerdoce faisant la part belle à la flexibilisation tous azimuts : l’uberisation.
Trop beau pour être vrai ?
Dérivée du nom de la société américaine Uber, l’uberisation est un bouleversement majeur de la conception classique du travail de nos aînés et est définie comme suit : “remise en cause du modèle économique d’une entreprise ou d’un secteur d’activité par l’arrivée d’un nouvel acteur proposant les mêmes services à des prix moindres, effectués par des indépendants plutôt que des salariés, le plus souvent via des plateformes de réservation sur Internet”. Là où, jusque-là, les modèles se suivaient, se complétaient ou s’adaptaient à des besoins, l’uberisation introduit un clivage net, une remise en cause de la chaîne hiérarchique. Une redistribution des cartes, en somme, où tout le monde serait gagnant. En effet, selon la promesse de cet éclatement du travail, consommateurs comme actifs bénéficieraient de gains conséquents. L’acheteur voit les coûts de certains biens et services baisser drastiquement alors que la qualité des prestations augmente. Normal, en employant davantage d’indépendants et en passant uniquement par des boutiques dématérialisées, les sociétés économisent des sommes énormes, leur permettant d’être plus concurrentielles. Le travailleur, lui, se libère des obligations liées à son statut, plus de CDI, plus de compte à rendre. Mieux, il est capable de gérer son activité, sa compétence, ses clients, son temps, bref : il est l’artisan de sa propre réussite. Autre petite chose à noter, tout le monde peut accéder à la micro-entreprise, c’est un eldorado qui se moque du niveau d’étude, du passif de chacun. Oui, ça fait baisser les statistiques du chômage pour couronner le tout, même l’Etat s’y retrouve ! et c’est probablement l’une des raisons qui a poussé l’ex-ministre de l’Economie, Emmanuel Macron, à faciliter l’implantation de ces plateformes 2.0 en France. Mais pincez-moi, s’il-vous-plaît.
Uberisation = révolution ?
Allez, émergeons de cette chimère. Si un modèle miraculeux existait, ça se saurait, n’est-ce pas ? La réalité est bien plus mitigée. Si l’on prend le terme “révolution” comme la fin d’un cycle qui s’apprête à recommencer, alors oui, on peut considérer que l’uberisation est un taylorisme à la sauce internet. Techniquement, la formule est la même en plus intense :
– une parcellisation des tâches entre de nombreux prestataires (division horizontale) ;
– une séparation entre les travaux de conception et d’exécution (division verticale) ;
– une rémunération indexée sur le rendement.
La réussite des sociétés numériques est d’avoir pu externaliser à outrance les compétences pour réduire considérablement leurs coûts de fonctionnement et ainsi jouer d’une concurrence impitoyable contre les entreprises traditionnelles. Or, le recours massif à des indépendants pousse les économistes à s’interroger sur la viabilité d’un tel modèle sur le long terme. Certains craignent que cette culture de l’individualisme impacte lourdement l’innovation et la transmission des compétences, et que l’on en revienne à un marchandage permanent comme avant l’établissement du Code du Travail. Un sacré pas en arrière.
Donc à bien y regarder, les porteurs de l’uberisation ne font que reprendre une méthode qui prévalait au XIXe siècle, et qui s’adapte parfaitement aux plateformes numériques que l’on peine à réguler.
Hugo
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Commentaires 2
Je partage ce que vous dites. Simplement vous avez oublié une chose. Dans ce système la prise de risque est en grande partie assumée par le travailleur indépendant qui ne bénéficie que d’une très petite couverture sociale tandis qu’Uber est dégagé de tout. Au final quand ça se passe mal pour lui c’est la collectivité qui en assume les conséquences.
comme en 1870 , avant ou après la défaite?